TYLER CROSS
Auteur : Fabien Nury
Éditeur : Dargaud
Tyler Cross est un salopard. Un vrai salopard. Un de ceux qui, par leur détachement, par leur froideur, par leur pragmatisme, refoulent l'empathie aux tréfonds de l'âme humaine.
Tyler Cross est un braqueur. Un vrai braqueur. Un de ceux qui, par leur efficacité, leur discrétion mutique, leur obsessionnelle conscience professionnelle, se voient confier les coups les plus délicats ; vous savez bien, ces fameux coups en équilibre sur un fil ténu, soumis au vent des aléas, et sur lesquels il suffit de souffler un brin pour les faire basculer dans le foireux...
Di Pietro est un caïd. Un vieux caïd. Un de ceux qui, affublés d'une grande famille, souffrent d'un filleul qui rêve d'être calife à la place du calife à grand renfort de décisions miteuses, tout en leur marchant sur les plates-bandes.
Black Rock est une bourgade texane. Black Rock est un trou. Un de ceux qui, isolé au fin fond de l'horizon, croupi sous le joug d'une famille despotique dont les membres se partagent les postes légaux et administratifs clés.
Les Pragg sont LA famille. Une famille de dégénérés pathologiques. Celle qui, grâce à une population à l'instinct grégaire, sans rêves et sans ambitions, exerce sa maîtrise et sa violence sur la communauté de Black Rock.
Aujourd'hui, après avoir dessoudé le filleul de Di Pietro à sa demande pour récupérer vingt kilos de mexicaine, Tyler échoue par accident à Black Rock. Un échouage dont les Pragg se passeraient volontiers, s'ils savaient ; eux qui, en lui cherchant des poux dans la tête dès son arrivée, viennent d'activer à leur insu son mode "salopard"... et son mode caché "empathie" pour le faible et l'opprimé. Surtout quand ce dernier prend les traits d'une belle et jeune femme blonde aux "avantages" sensibles !
Les ombres tutélaires et cinématographiques de Clint Eastwood, Humphrey Bogart ou Spencer Tracy planent sur le feutre de Tyler Cross. Au fil de leurs filmographies, ces figures légendaires du cinéma américain aux avatars charismatiques, éclairent d'une aura souvent vengeresse, froide et inéluctable, une Amérique du nord à la population rurale inculte, frustrée, misogyne et raciste ; celle des ploucs du maccarthysme, de la ségrégation, du nationalisme, du protectionnisme et du repli sur soi...
Contre cette Amérique qui, selon ses besoins, soumet, flingue, lynche, brûle, écrase tout ce qui lui résiste ou ne lui ressemble pas, et qui se bâti inéluctablement sur la peau et les os des plus faibles et des plus démunis de ses fils et filles, ils s'acquittent d'une mission de "justice". Intraitables et mus par une profonde résolution. Une résolution, souvent, de nous spectateurs, inconnue et mystérieuse. Ni bons, ni mauvais, ces Anges exterminateurs, aussi gris que possible, sont remplis de parts d'ombres et semblent sans histoire, sans passé. D'ailleurs, pourquoi s'attacher à un passé ? Avoir un passé, c'est trainer des souvenirs, souffrir de remords, de regrets, se soumettre à l'émotion au présent...
C'est sûrement ce que se dit Tyler Cross, d'ailleurs ! Car Tyler Cross est de ceux-là ! L'ange exterminateur de Black Rock est en marche ! Seulement, voilà : un salopard, un vrai salopard, comme se montre et s'expose Tyler Cross, ne cède rien à l'émotion. Pourtant, ne vient-il pas de céder à cette dernière ? Et à la plus redoutable des émotions, encore : plantureuse et aux grands yeux implorants. Tyler Cross ne serait donc pas un vrai salopard... ?!
"Rude à l'extérieur, tendre à l'intérieur !", ainsi les studios Warner décrivaient-ils leur étoile Humphrey Bogart. Selon toute évidence, Nury et Brüno jouent une mélodie identique avec leur étoile de papier, et de sang.
De la lâcheté collective d'Un homme est passé, au pessimisme et à l'Aventure de Le trésor de la Sierra Madre, en passant par la violence originelle et constitutive des USA d'Impitoyable, le climax cinématographique est posé. Cependant - et c'est là le tour de force du scénariste Fabien Nury et du dessinateur Brüno - si la narration et le découpage rappellent en fulgurance celui du 7e Art (les cases en cinémascope, par exemple), les auteurs utilisent avec maestria tous les codes de la bande dessinée (comme l'efficace et surprenante voix "off" issue des pensées d'un personnage secondaire étonnant sous la forme d'un crotale).
Sous cette lumière, l'écho scénaristique entre la séquence du crotale encagé et tenu en main par le shérif véreux, face au visage de Tyler Cross menacé d'une morsure fatale, et celle du film Le Trésor de la Sierre Madre quand Curtin (Tim Holt) pour effrayer Dobbs (Humphrey Bogart) lui décrit les caractéristiques d'une morsure létale d'Heloderne, est jubilatoire. Le clin d'œil est franc du collier, comme le récit lui-même, et au regard du thème classique développé, il ressort de la lecture un sentiment de sécurité, de promenade en terre connue ; mais une terre meuble, retournée et mixée des narrations spécifiques aux deux langages narratifs du cinéma et de la bande dessinée. C'est cet équilibre mesuré qui déclenche l'enthousiasme ; celui de tenir en main un joli lien tissé entre les 7e et 9e Arts.
Entièrement au service du récit, en ce qui la concerne, la "manière" de Brüno privilégie une véritable ambition esthétique, loin de l'esbroufe technique. Limpide, fluide, habité d'une grande tension, jouant du vide et du plein avec brio, son dessin traque le trait juste, ce fameux trait que nombre de ses coreligionnaires ne trouvent jamais ; ce trait essentiel qui, dans sa simplicité, sa discrétion, son efficacité, trouve toujours le chemin direct pour distiller l'essence d'un récit et asséner - au besoin - uppercut, direct et crochet graphiques, dans un timing irréprochable.
Tout compte fait, Tyler Cross n'est pas un salopard. Tyler Cross n'est pas cruel. Tyler Cross n'est pas cynique. La tension du récit et la limpidité de son univers graphique nous le montrent sous un jour qu'il préférerait nous cacher, s'il avait le choix : Tyler est un désespéré.
En attendant, vas-y Tyler ! Dis-le... comme Sam Spade dans Le Faucon maltais : « Don't be too sure I'm as crooked as I'm supposed to be ! »
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